“En effet, je considère qu’il est tout à fait absurde de coller l’étiquette d’athée sur le dos de mon frère, comme on l’a fait depuis tant d’années. Mon frère parle de Dieu sur chacune des pages qu’il a écrites, avec les accents d’un véritable mystique original.” (Aurel Cioran)
Paru dans VOXNR.Com, Dimanche, 2 Février 2003. Propos recueillis à Sibiu le 3 août 1995 par Claudio Mutti et parus dans la revue Origini, n° 13/février 1996.
Q.: Dans la nouvelle nomenclature des rues de Bucarest, on trouve aujourd’hui le nom de Mircea Eliade, mais à Sibiu, il n’y a pas encore de rue portant le nom d’Emil Cioran. Que représente Cioran pour ses concitoyens de Sibiu à l’heure actuelle?
AC: Donner un nom à une rue ou à une place dépend des autorités municipales. Normalement, il faut qu’un peu de temps passe après la mort d’une personnalité pour que son nom entre dans la toponymie. Quant à ce qui concerne les habitants de Sibiu et en particulier les intellectuels locaux, ils ne seront pas en mesure de donner une réponse précise à votre question.
Q.: Je vais vous la formuler autrement. Dans une ville où il y a une faculté de théologie, comment est accueilli un penseur aussi négativiste (du moins en apparence…) que votre frère?
AC: Vous avez bien fait d’ajouter en apparence. Dans un passage où il parle de lui-même à la troisième personne et qui a été publié pour la première fois dans les Œuvres complètes de Gallimard, mon frère parle très exactement du ³paradoxe d’une pensée en apparence négative. Il écrit: “Nous sommes en présence d’une œuvre à la fois religieuse et antireligieuse où s’exprime une sensibilité mystique”. En effet, je considère qu’il est tout à fait absurde de coller l’étiquette d’athée sur le dos de mon frère, comme on l’a fait depuis tant d’années. Mon frère parle de Dieu sur chacune des pages qu’il a écrites, avec les accents d’un véritable mystique original. C’est justement sur ce thème que je suis intervenu lors d’un symposium qui a eu lieu ici à Sibiu. Je vais vous citer un autre passage qui remonte à 1990 et qui a été publié en roumain dans la revue Agorà: “Personnellement, je crois que la religion va beaucoup plus en profondeur que toute autre forme de réflexion émanant de l’esprit humain et que la vraie vision de la vie est la vision religieuse. L’homme qui n’est pas passé par le filtre de la religion et qui n’a jamais connu la tentation religieuse est un homme vide. Pour moi, l’histoire universelle équivaut au déploiement du péché originel et c’est de ce côté-là que je me sens le plus proche de la religion”… [+]