Un texte de Sylvain David*
Revue Argument | Politique, Société, Histoire
Thèmes : Philosophie, Revue d’idées
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 – Hiver 2010
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que
l’homme accomplit se retourne nécessairement contre lui.
Dans Aveux et anathèmes, son tout dernier recueil publié en 1987, Emil Cioran se qualifie non sans ironie de « sceptique de service d’un monde finissant ». Une telle remarque, si elle fait sourire, n’en contient pas moins une part de vérité dans la mesure où les propos de l’essayiste – aisément citables car ils s’énoncent souvent sous forme de fragments ou d’aphorismes – paraissent à bien des égards emblématiques de l’imaginaire contemporain. Une telle « réussite crépusculaire », pour détourner une expression de l’auteur, est d’autant plus éclatante que, pour une bonne part de sa carrière d’écrivain, Cioran s’est continuellement inscrit à rebours de l’opinion dominante. Ainsi, dans les années 1950-1960, où la vogue intellectuelle était au compagnonnage de route avec diverses formes de communisme ou de socialisme – qui souvent masquaient un vulgaire totalitarisme –, l’auteur d’Histoire et utopie dénonçait la croyance au progrès, ce « grotesque en rose ». De même, dès les années 1970, où les « Nouveaux philosophes » marquaient une volonté de rupture avec les idéologies de toutes sortes, l’essayiste abordait la question d’un « après l’histoire », lançant, bien avant la fin de la Guerre froide, la question de la post-historicité.
Mais Cioran n’est pas pour autant lu comme un théoricien. À mi-chemin entre la littérature et la philosophie, il fait figure de « penseur d’occasion » dans la mesure où, à la suite notamment de Nietzsche, il considère que toute réflexion doit émaner de son « fond propre » ; mais aussi de « moraliste » – au sens où l’on pouvait entendre ce terme au xviie et au xviiie siècle – en ce que, chez lui, l’expérience individuelle ouvre chaque fois sur l’universel : « Tout ce que j’ai conçu se ramène à des malaises dégradés en généralités. » Ces dernières remarques font en sorte que, contrairement à bien des intellectuels qui ont produit une œuvre volontairement impersonnelle, la pensée de Cioran demeure indissociable de la trajectoire – biographique, mais surtout existentielle – de son auteur. Il paraît donc utile, pour présenter de manière cohérente l’œuvre malgré tout éclatée (et parfois contradictoire) de l’écrivain, d’aborder celle-ci en tant qu’essai – c’est-à-dire comme démarche, comme mouvement – qui s’enrichit et s’infléchit d’un recueil à l’autre. Une telle approche permet en outre de donner à voir la richesse et la cohérence d’une pensée par ailleurs trop souvent réduite – jeu des citations oblige – à une série de formules… [+]
* Sylvain David est professeur adjoint au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Il est l’auteur de Cioran. Un héroïsme à rebours (2006).