Dossier Cioran-Fondane, in: Cahiers Benjamin Fondane nº 6, 2003
“Le visage le plus sillonné, le plus creusé que l’on puisse se figurer, un visage aux rides millénaires, nullement figées car animées par le courant le plus contagieux et le plus explosif. Je ne me rassasiais pas de les contempler. Jamais auparavant je n’avais vu un tel accord entre le paraître et le dire, entre la physionomie et la parole. Il m’est impossible de penser au moindre propos de Fondane sans percevoir immédiatement la présence impérieuse de ses traits.
J’allais le voir souvent (je l’ai connu pendant l’Occupation), toujours avec l’idée de ne passer qu’une heure chez lui et j’y passais l’après-midi par ma faute bien entendu mais aussi par la sienne : il adorait parler, et je n’avais pas le courage et encore moins le désir d’interrompre un monologue qui me laissait épuisé et ravi.”
Ainsi commence l’évocation du souvenir de Benjamin Fondane dans l’essai d’Emil Cioran, 6 rue Rollin. Cioran est revenu à plusieurs reprises sur le souvenir de son ami parisien disparu à Auschwitz en octobre 1944. Dans le même essai, il évoque, tout comme il le fera à d’autres occasions, le refus de Fondane de prendre la moindre mesure de précaution face à l’imminence du danger d’arrestation et de déportation. “Etrange ‘ insouciance’ – ajoute-t-il – de la part de quelqu’un qui était tout, sauf naïf, et dont les jugements d’ordre psychologique ou politique témoignaient d’une exceptionnelle clairvoyance”.Une indifférence que Cioran attribue à une acceptation de la condition de victime et à “une certaine fascination pour la tragédie”.
Cioran connaissait tous les détails de l’arrestation de Fondane, le 7 mars 1944. En compagnie de deux autres amis du poète : Stéphane Lupasco et Jean Paulhan, Cioran avait fait de persévérantes démarches auprès des autorités françaises. Les trois hommes étaient parvenus à obtenir sa libération, mais non celle de sa soeur Line Pascal, arrêtée en même temps que lui. Cependant, Fondane a préféré partager le sort de cette dernière et tous deux se verront déportés à Auschwitz le 30 mai, dans l’avant- dernier convoi expédié en direction de ce camp. C’est de Drancy, que Fondane, à la veille de sa déportation a fait parvenir à sa femme Geneviève une troublante lettre d’adieu accompagnée d’une page de recommandations concernant ses manuscrits.
Au cours des années de l’immédiate après-guerre et durant le peu de temps qu’il lui restait à vivre, Geneviève s’est vouée à la publication ou republication de ses ouvrages. Pour ce faire, elle a mobilisé dans ses efforts les amis proches de son mari et en particulier : Claude Sernet, Lupasco, Cioran… [+]