ORIZONT, 29 de setembro de 2010
José Thomaz Brum est docteur en philosophie à l’Université de Nice et enseigne la philosophie et l’esthétique à l’Université Catholique de Rio de Janeiro. Il a traduit des auteurs français tels Théophile Gautier, Guy de Maupassant, Clément Rosset ainsi que quatre ouvrages de Cioran (Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, Histoire et Utopie et Exercices d’admiration). Il a publié Nietzsche. As artes do intelecto(ed. LPM, 1986) e O Pessimismo e suas vontades (ed. Rocco, 1998) au Brésil ; Schopenhauer et Nietzsche – vouloir-vivre et volonté de puissance (ed. L’Harmattan, 2005, avec une préface de Clément Rosset) en France; et les articles suivants en Roumanie: Cioran et le portugais (Cahiers Emil Cioran – Approches critiques IX, Sibiu, 2008), Remarques sur l’essentiel dans quelques oeuvres françaises de Cioran (Cahiers Emil Cioran – Approches critiques XI, Sibiu, 2010) et Notes sur Cioran et Nietzsche (Alkemie 6, à paraître). Il est membre correspondant des Cahiers Emil Cioran (Editura Universitatii Lucian Blaga din Sibiu) et membre actif du Centre Emil Cioran de la même Université.
Ciprian Valcan : Comment êtes-vous arrivé à connaître l’oeuvre de Cioran?
José Thomaz Brum : Issu d’un milieu catholique, ou plutôt bénédictin, tout ce qui touchait au christianisme – pour ou contre – m’intéressait. Un jour j’ai acheté Les gnostiques de Jacques Lacarrière et un livre de titre gnostique Le mauvais demiurge. C’était le commencement de mon aventure cioranienne.
En 18 octobre 1986 j’ai publié dans un grand journal brésilien ( Jornal do Brasil ) un petit article intitulé A sabedoria da desilusão ( La sagesse de la désillusion ). Mon intention était celle de présenter l’oeuvre de Cioran au public brésilien. En 1987 j’ai commencé à traduire en portugais Exercices d’admiration et en 1988 j’ai entamé une correspondance avec Cioran. Après cela tout en préparant un doctorat de philosophie à Nice sous la direction de Clément Rosset j’ai continué à travailler sur Cioran.
Ciprian Valcan : Vous avez connu personnellement Cioran et vous avez échangé des lettres avec lui. Comment était l’homme Cioran?
José Thomaz Brum : L’homme Cioran était tout le contraire d’un misanthrope taciturne. S’il était misanthrope il était aussi très chaleureux et attentif aux projets des autres. Ce qui m’a impressionné le plus dans l’homme Cioran a été sa joie inouïe, une joie étonnante qui était très visible dans sa conversation pleine de verve. Cioran était un grand causeur et l’atmosphère de sa mansarde rappelait le climat des salons du XVIII siècle. De la verve, avec beaucoup du tact et de l’élégance – tel était l’homme Cioran.
Cioran m’a raconté plusieurs histoires concernant sa vie à Paris et ses rapports personnels avec des amis comme Guido Ceronetti. La fameuse histoire de la finlandaise qui a dit “ ich hamletsiere ” il m’a raconté de vive voix. Le fait que je venais de l’Amérique Latine était pour lui une joie parce qu’il disait aimer avant tout l’étranger. Le rire cioranien était tempéré par des moments où son regard se colorait de mélancolie. Mais il était surtout tout entier gentillesse et élégance.
Ciprian Valcan : Vous avez brillamment traduit Précis de décomposition, Exercices d’admiration, Histoire et utopie et Syllogismes de l’amertume. Quelles sont les principales difficultés de la traduction de livres de Cioran?
José Thomaz Brum : Les principales difficultés sont celles qui se rapportent au style. Comment rendre sa verve et son style coloré et en même temps rendre compte de la profondeur de sa pensée ? Cioran ne peut pas être traduit par quelqu’un d’étranger à la littérature. Il était un grand écrivain dans ses deux langues (le roumain et le français). Mais une formation philosophique reste indispensable pour atteindre la complexité de sa pensée. Les livres de Cioran ont aussi pour les traducteurs cette difficulté propre aux auteurs qui oscillent parfois entre le rire et la gravité. Cioran n’est pas moins profond parce qu’il ironise. Au contraire, l’ironie et l’humour sont pour lui des instruments à être melangés au lyrisme et à la concision. En venant d’une formation philosophique, mais riche d’une imprégnation littéraire et poétique, l’oeuvre de Cioran est un défi pour les gens qui veulent séparer nettement la philosophie de la littérature.
Ciprian Valcan : Quels aspects de l’oeuvre de Cioran vous ont attiré l’attention à une premiere lecture et lesquels vous continuez a les considerer importants aujourd’hui aussi?
José Thomaz Brum : Cioran est un grand penseur de l’existence, un penseur existentiel. Qu’il exprime cette pensée par une écriture qui se rapproche parfois de la prose poétique, cela donne une dimension inouïe à ses idées. Qu’il ait réussi à exprimer toute l’angoisse moderne sans éluder la dimension métaphysique de l’homme, c’est cela qui le rend le frère spirituel de Pascal, de Schopenhauer et des grands russes comme Chestov et Rozanov. Au monde d’aujourd’hui consideré par certains comme étant un monde post-chrétien, Cioran apporte une pensée pleine de la nostalgie d’un Dieu disparu ou absent, et aussi une réflexion sceptique qui nous aide à pulvériser les extremismes de toute sorte. Ce mélange d’une atmosphère post-mort de Dieu et du scepticisme ironique héritier des moralistes français fait de Cioran une voix singulière qui – comme le dit très bien Philippe Sollers – “ fait le spectacle social voler aussitôt en éclats ( L’Infini nº 108, “Noir Cioran” ).
Ciprian Valcan : Quel écrivain de langue portugais pourrait être comparé à Cioran en ce qui concerne les thèmes de reflection et le style?
José Thomaz Brum : Dans la langue portugaise il y a un seul écrivain, à mon avis, qui puisse être comparé à Cioran: c’est Fernando Pessoa. On trouve dans Pessoa cette mélancolie ironique, cet exil lyrique qui correspond au mot saudade. Sehnsucht, saudade, dor . Cioran m’a parlé de son admiration pour Antero de Quental, mais c’est surtout Pessoa que je considère le frère portugais de Cioran. Quant au Brésil, je pense qu’il y a quelques aspects cioraniens dans Machado de Assis, mais Pessoa lui est plus proche.
Ciprian Valcan : Vous considerez juste l’opinion des exégètes qui considèrent Cioran le principal continuateur de Nietzsche au XX-ème siècle?
José Thomaz Brum : C’etait l’opinion de Gabriel Liiceanu (“un Nietzsche contemporain passé par l’école des moralistes français”) et celle de Susan Sontag dans son texte fameux sur La tentation d’exister, parmi d’autres. Mais nous ne devons pas oublier la critique cioranienne du concept nietzschéen d’Uebermensch, ni la dimension Skepsis und Mystik de sa pensée. Cioran a écrit dans ses Ébauches de vertige (Écartèlement) : “Je ne voudrais pas vivre dans un monde vidé de tout sentiment religieux ”. Je ne pense pas que Nietzsche souscrirait à cette pensée.
Il y a aussi la question de l’aphorisme. Les aphorismes de Cioran sont plus ironiques et plus secs que ceux de Nietzsche. C’est toute la différence entre quelqu’un marqué par La Rochefoucauld et Chamfort et la tradition de l’aphorisme allemand. Cioran peut être rapproché de Nietzsche par une préocupation commune avec la dimension tragique de la vie. Mais à mon avis il est plus proche de Schopenhauer que de Nietzsche.
Ciprian Valcan : Quelle est la réception de l’oeuvre de Cioran au Brésil actuellement ?
José Thomaz Brum : Cioran est lu actuellement au Brésil surtout par les jeunes artistes, chercheurs, écrivains. Mais il attend encore qu’un brésilien le choisisse comme sujet d’une thèse de doctorat. Récemment un gros livre sur les rapports culturels entre le Brésil et la Roumanie a paru : Brasil e Romênia: pontes culturais (Brésil et Roumanie: des ponts culturels). Cioran y occupe une place de choix. À partir de 2011, la maison d’édition Rocco (Rio de Janeiro) va rééditer mes traductions de Cioran. Je compte sur ça pour rallumer l’intérêt brésilien pour l’oeuvre de Cioran… [Pdf]